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Rebecca Enonchong: «Les entrepreneurs camerounais doivent avoir une vision plus globale»

Silhouette belle et longiligne, presque frêle, Rebecca Enonchong n’a pas l’air de ce qu’elle est: une redoutable femme d’affaires qui tisse sa toile depuis une quinzaine d’années dans le monde très sélect des technologies de l’information et de la communication (Tic). Une passion qui représente aujourd’hui le socle de son business, auquel elle consacre toute son énergie, des Etats-Unis en France en passant par le Ghana, le Kenya ou le Cameroun. Refusant de se laisser distraire par quelque querelle de succession familiale, cette Américaine d’origine camerounaise situe plutôt son héritage dans l’opiniâtreté que son défunt père lui a léguée. Cette force invisible qui lui permet de s’attaquer au marché camerounais, réputé très difficile, avec le vœu secret d’y faire bouger les choses. Multipliant fora et participations à des conférences en Afrique, Rebecca Enonchong espère ainsi transmettre la flamme aux plus jeunes. Entretien avec une afro-optimiste qui croit au potentiel de l’Afrique en matière des Tic…

Le 15 mai dernier, vous êtes passée sur la célèbre chaîne de télé américaine Cnn pour parler de l’innovation technologique en Afrique, notamment au Cameroun. De quelle innovation s’agit-il ?

C’était un véritable honneur d’avoir pu partager avec le monde, le progrès réalisé en Afrique dans les nouvelles technologies. Souvent, quand on pense à l’Afrique, on pense à la pauvreté, aux conflits mais rarement aux aspects positifs. Pourtant, la réalité est que des innovations technologiques émanant de l’Afrique sont ensuite exportées dans d’autres pays. Notamment ce qui se fait dans le domaine des applications mobiles. Les pays d’Afrique de l’Est par exemple sont bien en avance sur le restant du monde, même des pays développés dans tout ce qui concerne le mobile money. Nous avons des exemples aussi de start-ups africaines qui ont été rachetées par des sociétés américaines pour des milliards FCfa. De gros investissements viennent des Etats-Unis dans des start-ups en Afrique. Ceci est bien la preuve que la technologie africaine devient intéressante financièrement.

Lors de la conférence 9 ideas organisée au Gicam en mars dernier sur les Tic, vous avez affirmé que le Cameroun peut utiliser ce qui ne marche pas aujourd’hui comme opportunités à saisir. Pouvez-vous être plus explicite?

En anglais nous disons « Necessity is the mother of invention ». C’est devant des challenges quotidiens que nous trouvons des contournements. Cette nouvelle manière de répondre à un besoin est une innovation, donc une opportunité lorsqu’on arrive à transformer nos idées en business.

Personnellement, quelles leçons tirez-vous de cette conférence 9 ideas?

Des produits tels que les premières tablettes africaines ont été lancées pendant des éditions précédentes de la conférence 9ideas et je suis certaine que des idées présentées cette année vont apparaître dans les jours à venir comme des solutions innovantes. C’est un énorme privilège de faire partie d’une communauté qui regarde vers l’avant et veut transformer ce pays en apportant de nouvelles idées. C’est constructif. J’espère que la prochaine édition de 9ideas recevra la même attention au niveau national qu’elle reçoit déjà au niveau international.

Votre entreprise, propose quelques solutions aux problèmes technologiques pour sortir le continent de la fracture numérique actuelle, comment le marché local apprécie-t-il cette offre?

Cela fait déjà 11 ans que AppsTech est sur le marché camerounais et énormément de choses ont changé. Aujourd’hui, beaucoup plus d’entreprises comprennent que la technologie peut leur apporter une plus-value et les rendre plus compétitifs. Beaucoup reste à faire. Le Cameroun reste très en retard non seulement au niveau international mais aussi en Afrique. Des pays comme le Kenya, le Ghana et même la Côte d’Ivoire et le Sénégal prennent de grandes avancées sur nous.

Comment jugez-vous le contexte camerounais par rapport aux autres pays où vous êtes installé?

Lorsque nous nous sommes installés au Cameroun en 2002, nous avions déjà des bureaux dans 5 autres pays, y compris un autre pays africain, le Ghana. Nous pensions que cette expérience internationale nous rendrait la tâche plus facile mais en toute franchise le Cameroun est particulièrement difficile pour le business surtout quand on veut faire les affaires de manière saine. Le Cameroun n’a pas encore pris son élan. La médiocrité est encore trop tolérée. Nous nous justifions de ne pas être les derniers au lieu de nous battre pour être les premiers. Quand notre état d’esprit aura changé, le reste viendra. Quand on voudra l’excellence, on ne supportera plus les comportements qui tue le progrès comme la corruption, le laxisme, le désordre.

Le Cameroun peut-il faire mieux avec le déficit énergétique actuel et les coûts prohibitifs d’Internet qui y sont pratiqués?

Vous touchez là à deux des aspects qui affectent les affaires de manière très négative. Non seulement que les tarifs d’électricité excèdent ceux dans nos autres filiales mais les coupures nous coûtent extrêmement chers en termes de perte de productivité, de perte de matériel. Je suis étonnée que les entreprises ne soient pas plus exigeantes avec Aes-Sonel. Leur service est intolérable. Le Cameroun mérite mieux. On se plaint mais on n’agit pas. Concernant l’Internet : dans le dernier rapport du World Economic Forum sur la technologie, le Cameroun est placé 124e sur 144 pays. Sur la couverture de la téléphonie mobile nous sommes classés 132e. Nous sommes 138e sur les connexions à haut débit et classés 129e sur le coût (le 1er étant le moins cher). Pour l’instant seul un des trois câbles sous-marins qui accostent le Cameroun est commercialisé, le SAT-3. Nous avons aussi WACS et ACE qui sont installés mais pas encore exploités ici. Ne serait-ce que l’exploitation d’un seul de ses deux autres câbles, la disponibilité du haut débit Internet augmenterait d’au moins 80% et les prix baisseraient d’au moins 50%. Avec les trois câbles exploités, le Cameroun connaîtrait une réelle révolution technologique et ceci serait perceptible au niveau de notre Pib.

Dans votre interview sur Cnn, vous avez parlé d’un incubateur pour aider les jeunes entrepreneurs camerounais et africains à monter leurs projets. De quoi s’agit-il et où en êtes-vous ?

Notre entreprise AppsTech, en collaboration avec des partenaires tels que Google et Indigo Trust– soutenons ActivSpaces (African Centers for Technology Innovation and Ventures) qui sont des espaces où des jeunes entrepreneurs peuvent transformer leurs idées en véritable business. Nous les accompagnons non seulement en mettant un espace physique à leur disposition, mais aussi une connexion Internet et du matériel informatique et bureautique. Mais le plus important est que nous les encadrions en leur donnant des conseils, des formations; nous les aidons à écrire leur business plan et aussi à l’exécuter. Nous les mettons en contact avec des investisseurs, partenaires, clients, et nous les préparons pour les entretiens avec eux. Le premier ActivSpaces est ouvert à Buea depuis plus de deux ans. Nous venons récemment d’ouvrir un espace à Douala pour répondre à un réel besoin pour les entrepreneurs à Douala. Buea accueille 6 start-ups et Douala en accueille deux pour l’instant. Nous avons deux salariés dont un community manager, Al Banda et un business development manager, Hussein Shariff, qui travaillent à plein temps. Une troisième personne sera embauchée bientôt. Je passe environ 20h par semaine avec les activités de ActivSpaces et les start-ups et Eric Niat (le fils du président du Sénat, Ndlr), qui est directeur général d’AppsTech Cameroun passe 5-10h avec eux par semaine. Nous n’y gagnons rien à part la satisfaction que nous contribuons à soutenir les innovateurs de ce pays.

Comment trouvez-vous les jeunes entrepreneurs camerounais, quelles sont leurs forces et leurs faiblesses?

Comme tous les entrepreneurs, ils regorgent d’énergie et d’enthousiasme. Cela me rend très optimiste pour le futur de ce pays. Ces jeunes ont énormément de talent. Leurs compétences techniques sont supérieures à celles que je vois dans d’autres pays comme le Kenya ou le Ghana. Ils apportent aussi des idées très innovantes. Je pense à Djoss.tv par exemple que les Camerounais commencent à connaître comme la plateforme sur laquelle on fait les commentaires pendant les émissions télés. Je pense à Wasamundi à Buea qui vous aide à trouver un restaurant, un hôtel ou un logement à proximité. Njorku, aussi à Buea, qui permet aux chercheurs d’emplois et aux entreprises de recevoir des notifications par Sms. Cette dernière a été nommée parmi les startups les plus prometteuses d’Afrique par le magazine Forbes.

Donc l’innovation est là, ainsi que les capacités techniques. Aussi, nos entrepreneurs ont pu développer leurs solutions avec très peu de moyens et ils savent travailler dans des conditions difficiles. D’autres auraient abandonné dans ces conditions.

Ce qui manque aux entrepreneurs camerounais c’est de penser de manière plus internationale. Pour être rentable, il faut que leur produit puisse être utilisé en dehors de nos frontières. Il faut viser un marché plus large. Nos entrepreneurs manquent aussi parfois de discipline, de rigueur avec eux-mêmes. Même une excellente idée, si elle n’est pas bien exécutée ne réussira jamais.

Quel est le potentiel local et ses perspectives? Que faire pour aider à les réaliser?

Les perspectives sont excellentes. Petit à petit, nous créons un écosystème pour soutenir la communauté tech au Cameroun. Nos startups gagnent des prix internationaux et commencent à avoir une reconnaissance parmi leurs pairs.

Pour terminer, comment gérez-vous vos affaires personnelles avec les querelles familiales liées à votre patronyme ? Ces dernières n’interfèrent-elles pas (négativement) sur vos relations d’affaires?

Effectivement, c’est un frein surtout pour mes autres filiales étant donné que je suis obligée de passer plus de temps au Cameroun et passer mon temps au tribunal. Certains de mes frères n’ont aucune autre activité en dehors de se battre pour la succession de mon feu père. Un en particulier n’accepte pas que je sois financièrement indépendante et il multiplie les actions, les plaintes, les procédures en justice non seulement pour me nuire, mais aussi pour nuire à mon entreprise. Si j’accepte même d’être dans l’arène, c’est pour mes frères et sœurs qui ne sont pas là, ou n’en ont pas les moyens et aussi pour essayer de préserver un peu du patrimoine que mon père a laissé. Mais je ne permettrais pas qu’on me tire vers le bas. Mon père m’a transmis sa force de caractère, cela discipline, sa rigueur et sa ténacité, et ça, personne ne pourra me le retirer. Vous voyez donc, mon héritage, je l’ai déjà.

Entretien avec Frédéric BOUNGOU

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Atti Mahamat Abana

Rédacteur chez Declik Group

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