Litterature

Mort de Chinua Achebe, l’Afrique littéraire orpheline

Depuis 1990, ce monstre sacré des lettres africaines vivait avec sa famille aux Etats-Unis, suite à un accident de voiture qui l’a laissé paralysé. Professeur de littérature au Bard College, puis à la Brown University, dans l’Etat du Rhode Island, où il était chargé d’études africaines, Chinua Achebe aimait dire que malgré son long exil américain, son cœur était resté au Nigeria, cette terre natale dont la mystique et la politique constituent la texture même de son œuvre singulière.

L’homme qui s’était fait connaître en publiant en 1958 son premier roman Things Fall Apart(traduit en français sous le titre Le Monde s’effondre, éd. Présence Africaine), laisse derrière lui une œuvre considérable, composée de romans, de nouvelles, d’essais, de récits pour la jeunesse et de recueils de poésie. Traduit en une cinquantaine de langues, Things Fall Apart est un best-seller mondial avec plus de 10 millions d’exemplaires vendus. L’œuvre d’Achebe, influente et populaire, placée sous le signe de l’engagement et de la critique sociale, a nourri plusieurs générations d’intellectuels et d’auteurs du continent noir. D’ailleurs, le monde littéraire africain a vécu la disparition du romancier comme une grande perte, comme en témoigne le flot de réactions suscitées par cette disparition.

« Un frère, un collègue, un pionnier et un vaillant combattant »

Pour Nadine Gordimer qui a été une amie proche du défunt, cette mort prive le continent africain de l’un de ses enfants les plus « brillants ». Qualifiant Achebe 
d’ « auteur humaniste », la prix Nobel de littérature sud-africaine s’est dite profondément choquée par sa disparition brutale. Dans un communiqué publié conjointement, Wole Soyinka, lauréat nigérian du Nobel de littérature, et son concitoyen et ami le grand poète JP Clark ont déclaré, pour leur part, avoir perdu « un frère, un collègue, un pionnier et un vaillant combattant ». Ils disent combien sa voix va manquer en ce « moment critique de l’histoire du Nigeria, où les forces des ténèbres semblent éclipser l’illumination de l’existence que la littérature représente ».

L’essentiel des réactions est venu de la jeune génération d’écrivains africains. Les Ben Okri, les Helon Habila, les Chimamanda Adichie qui sont venus à l’écriture en se mettant dans les pas d’Achebe, se disent orphelins de ce père spirituel qui leur a ouvert la porte de la littérature en y faisant entrer l’Afrique de plain-pied, comme protagoniste et non plus comme cette présence fantomatique et mi-humaine comme dans tant de récits occidentaux consacrés au continent noir. « Ma dette envers Achebe est immense », a déclaré Chika Unwige, jeune auteure nigériane de romans, de nouvelles et de poésies. « Son travail d’écrivain a forgé le mien », s’est souvenue pour sa part Chimamanda Adichie, la star incontestable de la nouvelle littérature nigériane, qui dit avoir découvert les romans d’Achebe à l’âge de 10 ans et dont le premier livre de fiction, L’Hibiscus pourpre, commence sur un clin d’œil littéraire au Monde s’effondre.

« Vouloir mesurer le rayonnement d’Achebe, a expliqué le philosophe Kwame Anthony Appiah cité par le New York Timesce serait comme si on se demandait comment Shakespeare a influencé les écrivains britanniques ou Pouchkine les Russes. » Ecrivain pionnier, Achebe fut le premier romancier du continent noir à raconter d’un point de vue africain l’histoire de son peuple longtemps asservi. Avec ses cinq romans qui puisent leur inspiration dans le passé et le présent de l’Afrique et problématisent le rapport de l’écrivain africain avec sa langue héritée de la colonisation, en l’occurrence l’anglais, Achebe a jeté les jalons d’une littérature moderne et originale. Comment s’étonner que la production nigériane y occupe aujourd’hui une place si prépondérante ?

« African personality »

Celui qui est universellement désigné comme le « père de la littérature africaine moderne » est né en 1930, à Ogidi, dans le sud-est du Nigeria. Ses parents étaient des chrétiens fervents qui nommèrent leur fils Albert Chinuamolumogu Achebe. A la première opportunité, le dernier raccourcira son nom. Il aimait faire rire en racontant qu’il avait quelque chose en commun avec la reine Victoria : « Nous avons perdu tous les deux notre " Albert " » ! Bon élève, il excellait à l’école et se spécialisa en langue et littérature. Sa maîtrise de l’anglais dès le secondaire lui valut le surnom de « Dictionnaire » et une bourse pour poursuivre ses études à l’université d’Ibadan où il entra en 1948.

Les années 1950 sont une période de profondes mutations intellectuelles en Afrique occidentale anglophone, avec la montée des mouvements nationalistes. Sous l’influence des idées de la négritude qui faisaient fureur dans les pays sous la tutelle française, les intellectuels nigérians tentent de redéfinir leur rôle culturel et politique dans une société encore dominée. On assiste à la création des clubs littéraires (Mbari Club) où on parle de l’écriture engagée et de l’ « African personality ». C’est dans ce contexte qu’un obscur planton d’un ministère de Lagos se distingua en publiant chez un éditeur londonien réputé son premier roman basé sur le folklore yoruba. Il s’agit de L’Ivrogne dans la brousse (1952) d’Amos Tutuola. Un livre dont les incorrections langagières et les récits inquiétants d’ivrogne et d’esprits malfaisants jetèrent dans un océan de perplexité la bonne société nigériane !

Passionné par les écrivains et les poètes anglais, Achebe voulait lui aussi se consacrer à la littérature. Parallèlement à ses études, il subvenait à ses besoins en travaillant comme scénariste au Nigeria Broadcasting Service. En 1953, il part à Londres pour suivre une formation à la BBC et c’est pendant ce premier séjour en Angleterre qu’il se lance dans l’écriture. Il publie des nouvelles et entreprend la rédaction de son premier livre de fiction, en réaction à la représentation caricaturale de la vie au Nigeria dans un roman colonial intitulé Mister Johnson, sous la plume d’un ancien administrateur britannique.

Achebe voulait corriger l’image humiliante qu’a souvent donnée la fiction occidentale de l’Afrique et des Africains. Pendant sa longue carrière d’écrivain et d’universitaire, il s’en est pris aux grands romanciers comme Conrad ou Hemingway qu’il accusait d’avoir représenté les Africains comme des sauvages et d’avoir réduit l’Afrique à une terre barbare, menaçante, sans profondeur civilisationnelle. Dans un discours resté célèbre, prononcé lors de son séjour à l’université du Massachusetts dans les années 1970, il dénonça le racisme sous-jacent dans le célébrissime Au Cœur des ténèbres, arguant que le continent noir ne sert chez Josef Conrad que de cadre et d’arrière-plan pour l’exploration de la névrose des esprits coloniaux, sans grand intérêt humain !

« L’homme des deux mondes »

C’est donc pour raconter la vie des Africains tels qu’il les a connus qu’Achebe entreprend d’écrireThings Fall Apart dans lequel il recrée la mémoire du village ibo où il est né. « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur », ce proverbe que le romancier aimait citer donne le ton de son œuvre profondément revendicatrice, mais qui ne tombe pas pour autant dans l’idéalisation du passé précolonial, comme dans la poésie de la Négritude.

Things Fall Apart raconte la vie et la mort tragique d’Okonkwo, un guerrier Ibo héroïque et orgueilleux, sur fond de l’installation du pouvoir colonial et du christianisme qui bouleversèrent profondément l’ordre social et politique à travers l’Afrique. Okonkwo ne saura pas s’adapter au changement et commettra l’irréparable, accélérant sa propre chute et celle des siens. A travers les heurs et malheurs d’un village du Nigeria vers les années 1850-60, Achebe saisit dans les pages de ce premier roman les conséquences dramatiques pour les Africains de leur rencontre avec le monde occidental, plus puissant et riche. L’objectif du romancier était essentiellement pédagogique, comme il l’a expliqué dans ses essais théoriques sur le rôle de l’artiste dans le tiers-monde : « Je serais très heureux si mes romans (en particulier ceux que j’ai situés dans le passé) parvenaient, au moins, à faire comprendre à mes lecteurs que leur passé – malgré toutes ses imperfections – n’est pas cette longue nuit de barbarie dont les Européens sont, au nom de Dieu, venus les délivrer. »

Le succès populaire que connaît Things Fall Apart, il le doit aussi à sa langue originale qui fait résonner la musique et l’exubérance du discours oral africain dans la rhétorique de l’anglais de sa Majesté britannique. L’anglais sous la plume d’Achebe devient une langue hybride, faisant entendre le rythme de la pensée ibo et la sagesse populaire incarnée par les proverbes qui émaillent le récit.

Les expérimentations linguistiques caractérisent l’ensemble de l’œuvre de fiction de Chinua Achebe. L’essentiel de cette œuvre est publiée entre 1958 et 1966. En 1960, Achebe fait paraître son second roman No Longer at ease (Le Malaise, éd. Présence Africaine) dont l’intrigue est située dans les dernières années de la colonisation. Le roman décrit la montée de la classe moyenne nigériane et sa faillite morale, à travers le destin de son protagoniste qui n’est autre que le petit-fils d’Okonkwo. La difficulté qu’éprouvent les nouvelles générations à se frayer un chemin entre la tradition et la modernité est l’une des constantes thématiques (« l’homme des deux mondes ») de la fiction africaine de cette époque.

Arrow of God (La Flèche de Dieu, éd. Présence Africaine), le troisième opus d’Achebe, paraît en 1964. C’est le retour à la société traditionnelle. A travers la révolte d’un prêtre ibo contre le régime colonial, le romancier analyse l’impuissance de l’individu face aux forces de l’Histoire.

L’Histoire en marche

L’Histoire était en marche au Nigeria, qui a accédé à l’indépendance en 1960. Comme tous les Nigérians, Achebe fait confiance à l’avenir, mais les incuries de l’élite nigériane, son clanisme et sa corruption lui font rapidement douter de la réalité de la vision proposée par les politiques des lendemains qui chantent. Evoquant cette période de transition, le romancier dira plus tard que c’était « une phase nouvelle et terrifiante » pour les intellectuels nigérians qui prennent tout d’un coup conscience que les promesses de l’indépendance étaient « dénuées de substance » !

C’est dans ce contexte que paraît le quatrième roman d’Achebe : A Man of the People (Le Démagogue, éd. NEA). Publié en janvier 1966, ce livre raconte l’effondrement des institutions démocratiques dans un pays africain anonyme, sous l’effet de l’affairisme et la violence politique, et se clôt sur un coup d’Etat militaire. Des propos prémonitoires, car la sortie du roman est concomitante avec un coup d’Etat, bien réel cette fois, qui ébranle le Nigeria.

Une poignée d’officiers de l’armée issus de la minorité ibo assassinent le Premier ministre et d’autres membres éminents du pouvoir civil et s’accaparent du pouvoir. Sept mois plus tard, le nouveau pouvoir est renversé par un contre-coup d’Etat ourdi, cette fois, par des généraux musulmans. 30 000 Ibo qui vivaient jusque-là en paix dans les provinces musulmanes du nord, sont massacrés. C’est le début de la terrible guerre du Biafra qui met le Nigeria à feu et à sang et fera plus d’un million de morts en trois ans que dura le conflit.

Lorsque commencent les massacres de 1966, Achebe se trouve à Lagos où il travaille comme journaliste à la société de radiodiffusion nigériane. Craignant pour sa vie et pour celle des siens (il s’est marié en 1961), il part avec sa famille se réfugier dans le sud. D’origine ibo lui-même, il parcourt le monde pour mobiliser le soutien international en faveur de l’indépendance de la province du Biafra. Malgré les pertes humaines et la défaite survenue en 1970, il n’a jamais vraiment cessé de croire dans le rêve d’un Iboland libre et souverain, allant jusqu’à donner corps à ses convictions dans son volume de poèmes Beware Soul Brother, paru en 1971 et dans son recueil de nouvelles Girls at war (Femmes en guerre, éd. Hatier, « Monde noir poche »). Il est revenu sur cette question douloureuse plus récemment, dans ses mémoires There was a country : A personal history of Biafra, parues en 2012.

« Il y avait un auteur nommé Chinua Achebe… »

Au sortir de la guerre, Achebe partage sa vie entre le Nigeria, Londres où il dirige la célèbre collection de littérature africaine Heinemann Educational Books, et les Etats-Unis où il enseigne dans les années 1970, avant de retourner s’y installer après son accident de voiture en 1990. La guerre du Biafra, les dictatures successives qui ont sévi au Nigeria au cours des dernières décennies, ont éloigné Achebe de la vie politique active, même s’il n’a jamais cessé de s’intéresser au devenir de son pays. Il a souvent pris publiquement la parole pour dénoncer la dictature, la corruption, l’absence de leadership politique au Nigeria. Ces questions, il les avait déjà évoquées dans son essai The Trouble with Nigeria, publié il y a 27 ans. Ce texte sous la plume d’un observateur profond et subtil de la chose politique, reste encore d’actualité.

Mais la postérité se souviendra de Chinua Achebe avant tout comme le grand écrivain qu’il a été. Ses quatre romans auxquels il faut ajouter un cinquième Anthills of the Savannah(Termitières de la savanne, éd. 10/18), paru en 1987, ses nouvelles, sa poésie et ses recueils d’essais sur la littérature, témoignent des enjeux profonds des narrations africaines qui participent à la quête de redéfinition de soi du continent noir. C’est parce qu’Achebe fut l’un des premiers écrivains à avoir compris le sens de ces enjeux qu’il était devenu un classique de son vivant.

L’importance de son œuvre a été maintes fois reconnue par le monde des lettres, comme en témoignent les nombreux prix littéraires et les doctorats honoris causa (une trentaine) qui ont été attribués à Achebe à travers le monde. Or l’hommage qui l’a touché le plus, semble-t-il, est celui de Nelson Mandela qui a découvert ses livres pendant ses longues années de détention. « Il y avait un auteur nommé Chinua Achebe, a écrit le plus célèbre des Africains, en compagnie duquel les murs de la prison s’écroulaient ! »

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