Le voilà donc, le petit génie de l’échiquier?: 13 ans, des yeux qui roulent comme des billes, un sourire en coin. Malin mais pas bavard, le gamin. Dans le salon, une brassée de fausses fleurs multicolores ne parvient pas à dissimuler une tristesse pesante, tangible. Entre le père et le fils ne passe ni gaieté ni affect… Xavier Parmentier, son professeur d’échecs, aussi imposant que Fahim est fluet, se tient au centre de la pièce tel le maître des lieux. Il peut?: il a joué un rôle central dans le dénouement heureux d’un destin a priori sans espoir. Avec le paternalisme opiniâtre d’un rottweiller pour son chiot, il montre les crocs dès qu’on touche de trop près au passé d’exilé de son protégé. Toujours sur la défensive, l’entraîneur. Nura, le père du jeune prodige, qui l’a initié aux échecs, lui, reste sur la réserve.
Fahim a 8 ans quand il fuit son pays, le Bangladesh. «?Je me souviens du vent qui fait trembler les murs, de la cour qui se transforme en mare pendant la mousson, de l’école où je suis premier de la classe, des amis qui vont et viennent dans la maison.?» Après, c’est le black-out. Les larmes au moment des adieux à la frontière?? Le déracinement, la fuite en avant?? Disparues, les images. Aussi brutalement que le visage de sa mère. Fahim se tait. Pire, il se ferme. «?Vous ne pouvez pas lui demander de parler de sa mère comme ça?! Vous ne voyez pas sa tête?? Moi, j’ai attendu des mois avant d’en discuter avec lui. On s’est apprivoisés grâce aux échecs?», tempête Xavier. Moins détaché qu’il ne le paraît, Fahim enchaîne les réponses courtes. «?Ben oui?», «?ben non.?» Ce n’est pas son manque de vocabulaire qui fait barrage, mais une douleur qu’il préfère habiller de pudeur.
Et puis, à force de douceur, il se confie enfin.
A 7 ANS, FAHIM GAGNE SON PREMIER TOURNOI EN INDE. UNE NOTORIÉTÉ QUI DÉCLENCHE LES HOSTILITÉS
La solitude, la tristesse, «?le goût à rien?», l’ennui qui colle à sa vie. «?J’étais toujours à portée de problèmes.?» Cette fois son corps, qui se recroqueville, parle pour lui. Le grand-père de Fahim est banquier, un homme riche dans un des pays les plus pauvres du monde, créé en 1971 à partir du Pakistan oriental issu de la décolonisation de l’Inde, en 1947. Coups d’Etat et attentats perturbent la vie politique. Nura est dans la lignée d’une famille aisée. «?D’abord pompier, il monte à 40 ans une petite affaire de location de voitures à Dacca, la capitale?», raconte Xavier. Cette position sociale l’expose aux rivalités souvent violentes entre familles claniques influentes. Comme beaucoup de Bangladais, Nura est passionné d’échecs. Il y joue tous les jours, dans le club dont il est le président mais aussi à la maison, le soir, après le travail. A 5 ans, Fahim se prend au jeu. A 7 ans, il remporte son premier tournoi en Inde. La presse nationale salue la performance. Mais cette notoriété déclenche les hostilités. Nura reçoit une lettre anonyme de menace d’enlèvement. Le climat politique est tendu à l’approche des élections. Les kidnappings se multiplient. Les manifestations sont matées par l’armée, avec arrestations punitives à la clé. Fahim est une cible, mais c’est son père qui est visé.
Raisons politiques, guerre de clans?? Nura, qui comprend mal le français, bredouille une réponse évasive avec un accent à couper au couteau. «?Il veut éviter d’autres problèmes à sa famille qui vit encore là-bas?», plaide Xavier. A Dacca, la menace enfle dans la maison de Fahim. Des émissaires viennent, fouillent, questionnent. Pour le protéger, ses parents finissent par lui interdire de sortir, même pour aller à l’école. Nura envisage de quitter le pays. Il fait jouer ses relations, passe coup de fil sur coup de fil. Jusqu’au jour où un ami d’ami lui promet travail et papiers à Madrid.
QUAND IL PREND LA FUITE AVEC SON PÈRE, IL SAIT QU’IL NE REVERRA PLUS SA FAMILLE
Le 2?septembre 2008, il part. Seul, pour ne pas éveiller les soupçons. Fahim le rejoint à la frontière, blotti dans les bras de sa mère. L’arrachement forcé est une petite mort. Il ne la reverra plus. Pas plus que son frère, encore bébé, et sa grande sœur. «?A quoi ça aurait servi de pleurer?? Je ne pouvais rien changer. J’ai essayé d’oublier.?» Sa tristesse, évidente, prouve qu’il n’a pas réussi. Fahim enfouit alors ses émotions sous une forme de léthargie. «?Je passais mon temps à dormir. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre???» Leur demande de visa pour l’Espagne est rejetée. Ils se rabattent sur Rome. Puis Budapest, où Fahim est inscrit au tournoi du First Saturday. «?Je suis le seul enfant autour de la table. Le seul, aussi, à avoir la peau foncée. J’ai joué contre un vieil Hongrois et une journaliste anglaise. J’avais appris l’anglais à l’école, donc je me débrouillais. Mais on n’avait pas besoin de parler.?» A défaut de trouver un bus direct pour Madrid, Fahim et son père en prennent un pour la France.
« Pour nous, au Bangladesh, tous les étrangers sont des Français, sauf les Américains?! Je ne connaissais rien de la France. Un copain m’avait dit qu’on y mangeait du chien. Moi, je voulais voir la neige?!?» Un sourire se dessine… A la gare, le cousin d’un ami de Nura les accueille. Il parle le bengali et «?lui, au moins, il fait de la cuisine qui a du goût?». Un matelas posé dans le salon fait l’affaire. Mais l’entraide n’empêche pas le danger. «?Un jour, ça a été la panique dans le métro. Des contrôleurs sont entrés dans le wagon. On a juste eu le temps de sauter sur le quai. On a couru vers la sortie. Mais, dans le couloir, il y en avait d’autres. Alors, on a fait demi-tour et dévalé un escalier. On est resté longtemps le dos collé au mur, jusqu’à ce qu’une rame arrive.?» Un avant-goût de quatre ans de clandestinité, humanisée par les bénévoles de l’association France Terre d’asile, à Créteil, qui les aident à remplir un dossier et à trouver un toit où dormir.
NON LOIN DU FOYER DES RÉFUGIÉS DE CRÉTEIL, UN CLUB D’ÉCHECS. FAHIM PROUVE SON POTENTIEL
« On appelait le 115 [le Samu social], mais, au réveil, on devait rendre la chambre. On passait nos journées dans la rue. Quand j’avais trop froid, on restait dans le hall. Le seul bon moment, c’est quand je mangeais un plat cuisiné par mon père.?» Et puis, c’est l’embellie. Au foyer des réfugiés de Créteil, deux lits superposés se libèrent. Fahim entre dans une classe d’intégration. Mais le fort en maths n’aime pas l’école. «?Il n’y a que les échecs qui me plaisent.?» Un club d’échecs est à moins de kilomètre de l’association. Le jour où Fahim y met les pieds, Xavier Parmentier, qui s’occupe des jeunes de haut niveau, est là. En quelques coups montrés du doigt sur les pièces d’un échiquier, Fahim prouve son potentiel. Xavier, l’abrasif, s’enthousiasme. «?Il avait des facultés de concentration exceptionnelles, de grandes capacités de calcul, une perception géométrique de l’espace et une vision mentale du jeu incroyables.?» Et cite Confucius pour forcer le trait?: «?Si vous refusez d’instruire un homme qui a les dispositions requises, vous perdez un homme.?» Xavier ne lâchera plus Fahim. Entraînement individuel et cours de compétition s’enchaînent. Le prodige se fait des copains. Il apprend le français en quatre mois, un ticket pour rejoindre le cursus scolaire normal. Nura, lui, jongle avec quelques mots d’anglais?; compliqué pour accomplir des formalités.
D’ailleurs, de rendez-vous reportés en dossiers perdus, c’est l’impasse. Fin août, la demande d’asile est rejetée. Pas encore abattu mais complètement dépassé, Nura peut compter sur Frédéric, le travailleur social du foyer, pour constituer un nouveau dossier. Le 21?avril 2010, la salle d’audience est remplie de voisins, d’amis, de membres du club venus soutenir le père et le fils. Mais, trois semaines plus tard, rebelote?: rejet du recours. Trois mots que Nura répète en boucle. Fahim, qui saute le CM1 pour entrer en CM2, gagne contre les adultes au championnat de Paris et rafle le premier prix?: 1?000?euros. De quoi voir venir.
FAHIM: «UN SOIR MON PÈRE ME DIT QUE LA COUPE EST NOTRE DERNIER ESPOIR»
Une autre victoire contre un maître bulgare, Kukov, lui vaut sa photo dans «?Ouest-France?». Xavier tempère?: «?Kukov était épuisé par un long voyage, Fahim a eu de la chance.?» La chance ne dure pas. Déboutés par le tribunal, ils doivent quitter le foyer. Retour aux hôtels d’urgence. «?De vrais taudis parfois. C’était dur?; certains soirs, on n’avait rien à manger.?» Pour quelques sous, Nura fait des ménages, du jardinage. Un jour, il se fait tabasser. Des policiers veulent l’emmener à l’hôpital. Il refuse, par peur d’être expulsé sur-le-champ. La douleur, elle, peut attendre. Quand les championnats s’ouvrent enfin aux étrangers scolarisés en France, Fahim, avachi sur sa chaise, dégringole dans les tournois. Sa concentration se fait la malle. Fahim dérive. Rien ne va plus. Nura lui en veut et Fahim en veut à son père?; les lettres et les appels de sa mère exacerbent son sentiment d’isolement. Hélène Gelin, la présidente du club d’échecs, reprend en main leur demande d’asile. En vain. Les championnats de France des jeunes débutent en avril?2011. Huit jours d’épreuves par catégorie d’âge. Trois à quatre heures minimum par partie. Le prodige se cabre. Snobe les conseils de son entraîneur. Préfère shooter dans un ballon que travailler ses ouvertures de partie, son point faible. «?Le cœur n’y était plus. Et puis j’ai fait l’erreur de dire à Nura que la victoire de Fahim au championnat relancerait peut-être leur demande de séjour?», concède Xavier, le maestro de la tactique. Trop de pression. «?Un soir, mon père me dit au téléphone que la coupe est notre dernier espoir, que je dois absolument gagner sinon on se retrouvera à la rue.?» Fahim termine septième. Xavier enfonce le clou?: «?Derrière des joueurs plus faibles et moins doués.?» Un gâchis que Fahim balaie d’un haussement d’épaules, une manie chez lui.
En juillet, le centre d’hébergement du Samu social ferme. Nura dort sur le canapé du club tout l’été. Fahim est en vacances en Bretagne, chez Xavier. A la rentrée, ils accusent le coup. Nura doit partir. Le soir, il plante une tente sur le toit d’un supermarché ou dans un jardin public. Le jour, il fait la queue aux Restos du cœur. Fahim rejoint son père et passe la nuit dehors. Sous la pluie. Un des pires souvenirs de sa vie. Qui n’en manque pas. Alors, les habitants de Créteil se mobilisent. Deux familles hébergent Fahim. «?Même si elles sont très gentilles, ça ne me fait aucun effet. Je ne pense qu’à mon père, tout seul, dans le froid.?» Pour autant, une distance se creuse entre le fils et le père. Fahim glisse dans la paresse. Nura rumine de ne pas s’être réfugié à Madrid. Projette de tenter sa chance là-bas. «?Mon père m’explique qu’ici on s’occupe bien de moi, qu’il reviendra me chercher s’il trouve des papiers et un travail. Je ne pleure pas, je crie?! Et je pars en courant.?»
Créteil s’active, soutenu par son maire, Laurent Cathala. Mais rien ne bouge. En février?2012, Fahim gagne le tournoi du Festival d’Ile-de-France. Puis ce sont les championnats de France?: 900 sélectionnés. Un tournoi en neuf rondes, sur une semaine. Et c’est la victoire, arrachée à la sueur du désespoir. «?J’ai entendu quelqu’un derrière moi dire que sans papiers je n’irai jamais à Prague pour les championnats d’Europe, mon but depuis toujours. Alors, quand on me remet la coupe, je souris, mais je n’ai pas de papiers… C’est comme si j’avais perdu.?» Xavier rameute les médias. Et puis, à l’avant-veille du second tour de l’élection présidentielle, en quelques minutes, tout s’accélère. Le Premier ministre, François Fillon, est en direct dans «?La matinale?» de France Inter. Le standard prend l’appel d’une auditrice, Marion?: «?La France a découvert hier que son champion d’échecs des moins de 12 ans est un jeune Bangladais en situation irrégulière avec son père depuis 2008. De ce fait, il ne peut pas participer aux championnats internationaux. Je voudrais demander à M. Fillon ce qu’il pense de cette situation, et si M. Sarkozy ferait quelque chose pour le jeune Fahim dans le cas où il serait réélu.?» Réponse de François Fillon?: «?Naturellement, ce jeune homme, s’il est champion d’échecs, mérite que l’on regarde son cas avec la plus grande attention, donc on n’attendra pas l’élection présidentielle, on va agir dès aujourd’hui.?» A midi, le portable de Xavier sonne, c’est Hélène?: «?Xavier, je viens d’avoir le cabinet du Premier ministre au téléphone…?» Pour la première fois, Fahim touche du doigt son rêve?: être le roi sur l’échiquier de sa vie, libre de se déplacer où il veut sans se sentir menacé.
Le vendredi 11?mai 2012, le maire accompagne Fahim et Nura à la préfecture. «?On n’est pas passés par les couloirs habituels, on n’a pas pris de ticket, ni suivi les files d’attente. On a été directement dans le bureau du directeur de l’immigration et de l’intégration.?» En haut de la pile, sur le bureau?: un titre de séjour pour Nura, un laissez-passer dans l’espace Schengen pour Fahim. Depuis, le maire leur a donné un logement. Et Nura travaille à la cantine de l’école. Autonomes, enfin?! Le prochain trophée en ligne de mire?? Les championnats des moins de 14 ans en avril, à Montbéliard. Son Graal?? Une carrière internationale. Une demande de regroupement familial a été déposée. Fahim n’a pas revu sa mère depuis cinq ans.
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