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Ismaël Lô : « C’est maintenant qu’il faut préparer l’avenir de nos enfants »

En plus d’enchanter les mélomanes du monde entier, l’artiste sénégalais réveille le rêve d’une Afrique plus unie à l’aune de l’histoire.

« Nous, Africains, sommes toujours dépendants des forces internationales. Au Mali, il y a eu des attentats et la France a dû intervenir, car les pays africains qui entourent le Mali et tous les autres n’ont pas réagi », soulève d’emblée Ismaël Lô, invité phare des vingt ans du Festival Gnaoua, à Essaouira, au Maroc, lorsqu’on l’interroge sur l’actualité africaine. Il est comme ça Ismaël Lô : engagé. Né au moment de l’indépendance du Sénégal, l’artiste qui se définit comme panafricaniste est imprégné – et cela s’entend, à travers sa voix légèrement rouillée, vibrante, lorsqu’il roule majestueusement les « r » – et sensible à tout ce qui concerne de près ou de loin l’évolution du continent africain. Depuis 1996 et son tube planétaire « Tajabone » qui l’a vu sacrer meilleur artiste africain, il est l’une des grandes voix du continent dans le monde. À tel point qu’on le surnomme « Le Bob Dylan africain ». Année après année, il continue de défendre en poésie, accompagné de sa guitare et de son célèbre harmonica, les peuples d’Afrique. Le Maroc et le festival d’Essaouira ne pouvaient espérer meilleur représentant pour incarner cette unité africaine tant « rêvée ». De sa musique, son regard sur le passé, et l’actualité continentale, il dit tout, en attendant son nouvel album annoncé pour prochainement. Inch’Allah. Rencontre.

 

C’est la première fois que vous venez au Festival d’Essaouira, pourquoi avoir accepté cette invitation ?

J’ai été invité à ce festival merveilleux qui se déroule dans cette magnifique ville d’Essaouira, un endroit chargé d’histoire. Je suis honoré qu’on m’ait convié à assister à ce 20e anniversaire pour célébrer les « Gnaoua » au Maroc. Ce pays est un carrefour pour les cultures du monde, et une porte d’entrée pour découvrir les arts africains. Le soleil est au rendez-vous, comme au Sénégal, et le royaume foisonne de richesses culturelles. Il y a beaucoup de festivals au Maroc. J’ai découvert d’autres villes au Maroc, car je suis déjà venu pour d’autres événements, mais Essaouira, c’est une première pour moi, et c’est un plaisir de découvrir cette ville qui donne une impression de déjà vu, le temps semble s’y être arrêté.

Vous vous faites de plus en plus rare sur scène, comment avez-vous abordé ce concert ?

La soirée était incroyable, il y avait une énergie phénoménale, le public a été très réceptif, et j’ai senti que j’avais fait mon travail d’apporter de la joie et du bonheur aux gens. Malheureusement, je n’ai pas pu faire de rappels, car le temps était limité. J’ai l’habitude d’en faire 4 ou 5, mais j’ai été obligé d’arrêter à mon grand regret, car on m’a indiqué que c’était la fin du concert.

Vous avez été sacré meilleur artiste en 1996 et êtes surnommé « le Bob Dylan Africain ». Pourtant vous n’avez jamais eu de disque d’or, comment l’expliquez-vous ?

C’est juste un prix. Ce qui est important, c’est le sentiment que le public vous procure quand vous avez fait du bon travail, et cela vaut toutes les récompenses du monde. Un disque d’or, c’est 100 000 ventes de disques en 3 mois. Moi, j’ai vendu beaucoup de disques dans le monde, mais pour avoir cette distinction, il faut un certain nombre de disques sur une période donnée. Cela ne s’est pas fait, mais ce n’est pas important. Je ne suis pas attristé ni obnubilé par ces prix, l’important est de faire carrière et de ne pas décevoir son public.

Il paraît que vous vous êtes retiré de la musique, pour faire du bricolage, du jardinage, et aider votre femme dans la gestion de son école maternelle… ?

C’est vrai qu’il y a des moments de saturation où on a envie de tout quitter pour se recentrer sur sa famille et son entourage. Je fais beaucoup de bricolage et je construis des choses pour ma maison. J’ai un manguier, un citronnier, de la salade et de la menthe. J’ai un verger que j’aime entretenir. Quoi qu’il en soit, j’ai une passion pour la scène et je suis heureux quand je suis devant mon public. Il est vrai que quand on commence une carrière, on fait des albums très souvent, mais je ne suis pas dans une nécessité de produire tout le temps. Je choisis à présent le bon moment, quand l’envie et l’inspiration sont au rendez-vous, je me mets au travail et j’y prends plaisir. J’ai envie de sortir un nouvel album, il y a des titres dans mes cartons qui datent de 8 ans et même plus, que je souhaite dépoussiérer pour leur donner vie. J’ai découvert des vieilles chansons qui ont même 15 ans.

Je n’ai plus l’âge d’être sur les routes tout le temps. Il faut savourer sa vie et faire ce qui nous fait du bien. Je profite également de mes 5 enfants et de mes 4 petits-enfants. Il y a une chanson qui est dédiée à ma première petite fille qui n’est jamais sortie, elle date de 11 ans. Elle fera partie également de mon prochain album.

L’harmonica et la guitare sont vos instruments complices. Qu’est-ce qui vous attire dans ces instruments ?

Au départ l’harmonica était un jouet, qu’on achetait dans la rue au Sénégal. Quand mon père me demandait ce que je voulais comme cadeau, je lui répondais toujours un harmonica, car ça ne coûtait pas cher et je savais que c’était accessible. Je n’étais pas programmé pour faire de la musique. Ma mère, « paix à son âme », me disait : « Si ton père avait encore été vivant, tu n’aurais jamais fait de la musique, car il pensait que ce n’était pas un vrai métier. » Concernant ma première guitare, je l’ai fabriquée avec un bout de bois et un fil de pêche, et ensuite j’y ai rajouté du contre-plaqué. Je pense que j’étais prédestiné à cet art. J’ai eu ensuite l’idée d’accrocher l’harmonica et jouer en même temps. Quand on me parlait de Bob Dylan l’Africain, je ne savais pas qui c’était, il paraît que lui s’était surnommé « Le Ismael Lô américain ».

Quelle est la musique que vous aimez et quelles sont vos inspirations ?

Je suis dans mon univers, et je ne puise pas ailleurs même si j’écoute beaucoup de musiques du monde. La musique Gnaoua me donne envie de créer, de composer. Pour les autres, je préfère ne pas citer de noms.

Vous aimez bien autant les grandes scènes que les petites scènes. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse… ?

Il est vrai que j’aime les deux, mais j’ai tout de même une préférence pour les petites scènes, c’est plus intimiste. C’est un pèlerinage où il y a beaucoup moins de personnes, et c’est plus acoustique. C’est un plaisir de se retrouver également au festival d’Essaouira, car il se déroule en plein air et l’on y fait des rencontres intéressantes.

Vous avez toujours été attiré par la musique mandingue, alors que votre frère écoutait la musique afro-américaine de cette époque ?

C’était la période du Rythm & Blues : Otis reading, James Brown, Aretha Franklin aux États-Unis, et Johnny Hallyday, Charles Aznavour en France. J’étais perdu dans ces univers, mais en même temps cela a déclenché quelque chose en moi. La musique noire américaine est issue de l’Afrique qui est aussi le berceau de l’humanité. On revient toujours à ses origines. J’aimais découvrir d’autres sons, d’autres vibrations, mais on revient toujours au point de départ, aux sources. En Jamaïque, la musique est dans le sang, au Sénégal aussi.

Vous avez déclaré : « Je suis sénégalais mais je suis avant tout africain. » Que peut-on faire pour aider la jeunesse africaine ?

Il faut d’abord enlever les frontières et donner des visas à tous les Africains. J’ai même voulu écrire une chanson sur ce sujet et soulever une question qui me taraude depuis des années. Pourquoi a-t-on besoin d’un visa en Afrique entre pays voisins et frères ? Si la vague d’immigration des Africains est de plus en plus importante tous les ans, et que certains même risquent leur vie pour prendre la mer, c’est qu’il y a un problème. L’Afrique est le continent le plus grand au monde, il y a un potentiel et l’avenir du monde s’y trouve. Il faut des réformes pour que les dirigeants tiennent leurs promesses, il faut des mesures pour faire des bilans de programmes. Nous les musiciens n’attendons pas les dirigeants pour être avec le peuple. Les artistes lancent des messages. Le monde est devenu un petit village avec les réseaux sociaux et on donne le maximum de nous-mêmes. On montre la voie.

Que pensez-vous de la politique africaine actuelle et de ses rapports avec l’Europe ?

Je pense que nous sommes toujours dépendants, et en même temps l’Union africaine se dessine petit à petit. Mais le vrai pouvoir que nous devons avoir, nous ne l’avons pas encore. Nous dépendons toujours des forces internationales. Au Mali, il y a eu des attentats et la France a dû intervenir. Nous les pays africains qui entourons le Mali, et tous les autres aussi n’avons pas réagi. Il y a un vrai problème en Afrique, les problèmes ethniques, au Rwanda par exemple, en Côte d’Ivoire aussi. Quand on regarde la RDC et Kinshasa, c’est en fin de compte quelques personnes qui ont le pouvoir et qui siègent au gouvernement, forçant les choses et restant au pouvoir. Le Maroc se tourne de plus en plus vers les pays africains. C’est une excellente démarche. Si Muammar Khadafi a été éliminé, c’est parce qu’il voulait que l’Afrique soit autonome et vole de ses propres ailes. Il a aidé beaucoup de pays africains, il dérangeait.

Il y a sept ans vous avez sorti l’album Sénégal, car vous avez été très touché par la mort de ces migrants en 2002. Pourtant, ces tragiques événements restent d’actualité…

Je ressens de la tristesse, car ces jeunes veulent juste être reconnus par la société. Malheureusement, il n’y a pas de vraies réformes à l’école et il n’y a pas assez d’écoles supérieures. Cette jeunesse est perdue, c’est la raison pour laquelle elle cherche l’eldorado ailleurs. Si certains dirigeants africains s’intéressaient un peu plus à leur peuple, avec de vrais politiques, nous n’en serions pas là. Alors que les Occidentaux viennent s’installer en Afrique et profitent de ses richesses, nos enfants n’ont pas le privilège et la possibilité d’en bénéficier. C’est désolant. Regardez la Chine et le Japon, après Hiroshima, ils se sont relevés. Eh bien nous, c’est maintenant que nous devons préparer l’avenir de nos enfants, mais avec cette volonté commune qui nous fait encore défaut. Rien ne peut se faire seul. Il faut se sacrifier pour son peuple. Il y a des multimilliardaires africains qui piquent dans les caisses des États pour leurs comptes suisses alors que d’autres n’ont pas un euro par jour pour vivre. Le peuple africain a toujours faim.

Source : Le Point Afrique

 

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